Les articles
Mostra de Venise :
Vatnik en tête de gondole
Alors que l’Ukraine subit depuis plusieurs semaines de plus en plus d’attaques sur des
infrastructures civiles (frappe sur l’hôpital pour enfants d’Okhmatdyt, frappe sur Poltava,
frappe sur Kharkiv, frappe sur Lviv, à seulement cinquante kilomètres des frontières de
l’Union Européenne), c’est un véritable camouflet que vient d’adresser la très prestigieuse
Mostra, le Festival du Film de Venise, en invitant Anastasia Trofimova, journaliste de
l’organe de propagande russe banni en France RT (Russia Today), à présenter son film
Russians At War, portraits de soldats russes « ordinaires ».
Interrogée par l’AFP, la réalisatrice canado-russe fait en effet l’éloge de cette armée
prétendument dépourvue de haine. « On s'attend presque à rencontrer des gens très motivés
pour tuer, ce n'est pas le cas. On s'attend à rencontrer des gens pleins de haine, mais ils ne le
sont pas. Et, souvent, il y a même une grande tristesse que cela puisse se produire », affirme-t-
elle.
Et de fustiger les « médias », qui ne rendraient pas compte de leur réalité. Exit les massacres
de Butcha et d’Izioum, à la trappe les tortures de prisonniers de guerres et de civils.
D’ailleurs, la « journaliste » affirme ne pas avoir vu de traces de crimes de guerre. On en
viendrait presque à se demander ce qu’elle a vu.
Dans un narratif bien confortable, Anastasia Trofimova, employée d’une chaîne d’État russe,
prétend être allé au front incognito, sans dire qu’elle était journaliste.
Sans vouloir remettre en doute la parole d’une reporter émargeant pour un média aussi fiable
que Russia Today, il semble compliqué de croire à sa version des faits : aucun journaliste
non-accrédité, et aucun civil ne peut accéder au front, et encore moins avec une caméra. Les
autorités russes ont d’ailleurs interdit aux journalistes internationaux l’accès à leurs soldats.
Les seuls véritables journalistes russes sont d’ailleurs en exil, en prison, ou morts.
Comment penser que la Russie laisserait une parfaite inconnue, qui prétend n’avoir pas même
pas possédé de carte de presse lors de son tournage, alors que depuis le début de l’invasion,
plus d’une centaine de journalistes ont été victimes d’exactions de la part des forces armées
russes (Reporter Sans Frontières, février 2024), tandis qu’au 4 septembre de cette année, 96
avaient été tués.
Si cette programmation émeut, à juste titre, en Ukraine, en France, personne ne réagit. Les
quelques articles publiés sur le sujet sont en fait un seul et même : l’interview d’une
complaisance extrême de l’AFP, qui ne tente pas de remettre en question les assertions ou le
narratif de la réalisatrice, et se contente de prendre pour argent comptant ce que raconte une
journaliste de Russia Today.
De son côté, lors de sa conférence de presse à Venise, Anastasia Trofimova a balayé d’un
revers de la main une quelconque tentative de blanchir les crimes de l’armée Russe.
« Je trouve que c'est une question un peu étrange de savoir si nous pouvons humaniser ou non
quelqu'un. Alors, existe-t-il des listes de personnes que nous pouvons humaniser et de
personnes que nous ne pouvons pas humaniser ? Bien sûr, nous devons humaniser tout le
monde. C'est une immense tragédie pour notre région, en premier lieu, et pour le monde entier
», a-t-elle répondu, négligeant de rappeler que « l’immense tragédie » en question était le fait
de son pays, et qu’elle n’aurait pas eu lieu sans les invasions du Donbas et de la Crimée, puis
de l’Ukraine.
Le film sera aussi projeté au Festival International du Film de Toronto, le TIFF. Russia Today
est un média financé par le pouvoir russe. Lancé en 2005, il diffuse la propagande moscovite
en Europe, Asie, et dans les Amériques, ainsi que dans le monde arabe. L’université de
Columbia définit le média comme « un moyen d’expansion de la politique étrangère
conflictuelle menée par Vladimir Poutine ». Le DoJ, le Département de Justice américain, ne
s’y est d’ailleurs pas trompé en désignant officiellement RT comme un média de propagande
au service du Kremlin.
Pendant que des familles entières meurent sous les missiles russes, l’Europe applaudit le
narratif quasi-victimaire de la Russie.
Joseph Achoury Klejman
Louhanks.
Fin août, non-loin de Kramatorsk, à Sloviansk, pour être plus précis, Korava est allé à la rencontre de Victor.
Auparavant, ce cinquantenaire vivait dans un village de l’oblast de Louhansk, conquis au début de la guerre par les Russes, et toujours sous occupation. Pendant un an, cependant, certains villages de l’oblast, dont le sien, ont été libérés par les forces ukrainiennes. Une parenthèse de bonheur qui s’est désormais refermée. L’horreur de la guerre est revenue s’imposer dans leurs foyers, sans merci.
Victor a les traits las, mais l’œil vif et pétillant, malgré tout ce qu’il a enduré ces deux dernières années. C’est dans une charmante cantine à l’esprit traditionnel, entourés de militaires venus casser la graine ou passer un moment avec leurs chéries, que nous nous lançons dans un entretien à bâtons rompus. Le tragique se mêle à l’humour de notre ami, heureux de s’exprimer, quoique légèrement déçu que la loi martiale en vigueur dans le Donetsk nous empêche de discuter autour d’une bouteille de vodka !
Tous les jours, quand c’est possible en tout cas, Victor remplit la mission qu’il s’est donnée : apporter à manger aux quelques personnes qui n’ont pas voulu, ou pu, quitter leur maison. Il raconte :
Des drones partout, tout le temps
« Quand je suis parti aujourd’hui, il y a eu une grosse attaque de drones sur le village, les maisons brûlaient, elles brûlent encore.
J’essaie d’aller les voir le plus possible et je leur propose de les emmener avant de partir. Ils habitent où ils peuvent, mais toutes les maisons sont complètement détruites. Il y a deux semaines, il y a eu une attaque massive de drones. Avant cela, c’était plus ou moins normal : très peu d’artillerie. Puis les drones sont arrivés. Entre soixante et soixante-dix drones kamikazes ont visé les civils et tout ce qu’il restait d’encore debout. C’est à ce moment que je suis parti pour Sloviansk. J’ai pris des gens avec moi pour les évacuer. Le toit de la maison était effondré, et nous avons aperçu six drones qui sont passés au-dessus de la maison, qui commençait à brûler. Nous avons réussi à éteindre le feu, puis treize autres drones sont arrivés, et nous ont poursuivi au travers de la maison. Nous nous sommes cachés, puis nous avons pu courir à l’abri, mais un drone nous a suivi à l’intérieur. L’une des personnes que j’emmenais avec moi a été visée, mais heureusement le drone l’a loupée. J’ai pu revenir en voiture pour le chercher, pourchassé par le drone, conduisant pied au plancher. Quand je suis finalement arrivé à sa hauteur, le drone s’est pris dans le feuillage d’un arbre et est tombé sans exploser.
Après cela, ma patience avait atteint ses limites : il y a toujours trois ou quatre drones au-dessus de votre tête, quel que soit l’endroit où vous vous cachez. Dès quatre heures du matin, tous les jours. Cependant, tous les jours, j’essaie d’aller au village, apporter de la nourriture, emmener des gens à l’hôpital. Il reste vingt-trois personnes dans le village. Avant l’arrivée des drones, quand nous avions réparé toutes les maisons, isolées pour l’hiver, les gens ont décidé de passer l’hiver ici. Désormais, il n’y a nulle part où dormir : ma maison a été détruite, ils brûlent tout. J’essaie de venir tous les jours : il y a beaucoup à faire, mais, toujours à cause des drones, il n’est pas toujours possible d’atteindre le village. La dernière fois, j’ai dû rebrousser chemin. Il faut profiter du changement d’équipe des pilotes, qui prend environ deux heures. C’est la seule fenêtre possible pour y arriver, et ça tient à la chance.
En 2022, lors de la contre-offensive, plusieurs villages ont été libérés. Seulement quatre d’entre eux étaient encore habités. 95% de l’oblast de Louhansk était encore sous occupation russe. C’est pour cela que nous voulions aller dans une autre région, mais c’est impossible pour l’instant. Nous espérons que les Russes retireront bientôt leurs troupes de notre territoire, et que nous pourrons rétablir l’électricité dans notre village. Pour l’instant, c’est inutile de faire quoi que ce soit. Nous avions réparé les fenêtres, isolé les maisons... tout ça pour qu’elles soient détruites quelques semaines plus tard. Donc quel est l’intérêt de planifier, quand le futur est si incertain ?
Ils essaient de brûler toutes les maisons, les gens : partout, tout le temps, tous les endroits habitables sont bombardés de phosphore rouge et de napalm. Et cela ne va pas s’améliorer. On espère que nos soldats les repousseront assez loin pour rénover notre village, une fois de plus. Tout le monde, dans notre région, a une parcelle de terre qu’il cultivait. C’est notre terre, on ne va pas la vendre, on ne veut pas l’abandonner. On veut la récupérer. »
Aider au village
« La vie à la ville, je n’ai pas vraiment le temps d’en profiter : je suis occupé tous les jours à aider mon village. Je me réveille tous les jours à 4h du matin. Je vais au village pour des évacuations, livrer de la nourriture, aider les gens à gérer leurs problèmes. Parfois emmener quelqu’un à l’hôpital, ou chez le vétérinaire. Les gens que j’ai amenés à Sloviansk sont maintenant à soixante kilomètres d’ici. »
Ses plans pour l’après-guerre
« J’ai beaucoup de projets : je veux continuer à m’occuper des gens, que ce soit en tant qu’employé de l’État, ou juste de m’occuper des miens. Je veux cultiver ma terre, redevenir fermier. Chez moi, nous avions en rotation cinq types de plants différents : du blé, de l’orge, du maïs, des tournesols et du colza. Cela devrait m’occuper, je n’ai pas très envie de me reposer, je suis ingénieur agronome ! »
Les défis de l’après-guerre
« A l’heure d’aujourd’hui, et de demain, se posent deux problèmes : le déminage, qui prendra énormément de temps, ainsi que la dépollution des sols de tous les produits chimiques déversés par les bombardements. Mais nous trouverons une solution : dès notre retour, nous reconstruirons nos maisons, et la vie reprendra. Ce n’est pas une ville, mais un village. Les villes vont devoir reconstruire leurs usines, les villages de travailleurs aux alentours, les immeubles. Chez nous, on cultive. Ce sont deux choses différentes, et tout ira bien après le départ des envahisseurs. »
L’occupation russe
« L’occupation a commencé sur un malentendu : nous ne savions pas ce qu’il se passait. Je n’y comprenais rien, nous ne nous attendions pas à une guerre, nous ne pensions pas que cela allait arriver. Mais ce fut le cas, en quatre jours, nous étions occupés. Il n’y avait pas de soldats à nous, donc les Russes sont juste arrivés depuis la frontière. Quand ils sont arrivés pour la première fois, ils ont cru que nous faisions partie de la Louhansk People’s Republic (les séparatistes pro-russes), et nous ne les avons pas contredits. Ils venaient de Tchernihiv (au nord), dont ils s’étaient faits battre. Beaucoup des leurs y avaient perdu la vie, donc ils étaient très en colère. C’est pour ça que nous les avons laissé croire que nous étions des séparatistes, afin de ne pas subir de représailles. Il n’y a pas eu de combats. Mais comme j’étais un employé du gouvernement, ils sont venus m’interroger. Ils cherchaient des militaires, et lorsque je leur ai dit qu’il n’y en avait pas dans notre village, la survie est devenue plus difficile. C’est à ce moment qu’ils ont envoyé le FSB (les services secrets russes, successeurs du redoutable KGB). Ils ont commencé à intimider les femmes. Les Russes venaient me chercher tôt le matin, mais je m’enfuyais avant leur arrivée. C’est comme cela que j’ai survécu : en n’étant pas chez moi, en disparaissant. En septembre, nous savions que les troupes ukrainiennes commençaient à avoir des succès vers Kharkiv, et qu’ils n’étaient pas loin. Un jour, un drone est tombé, et je l’ai caché, après avoir retiré la batterie. Mais c’est là que les gros problèmes ont commencé : les Russes se sont mis à me rechercher activement. A l’époque, il y avait encore peu de drones d’observation, et il était donc précieux. Le FSB n’a jamais réussi à m’arrêter : ils agissent en fonctionnaires soviétiques, et n’attendaient devant chez moi que jusque 21 heures, alors je rentrais à 22h ! Et ils revenaient inlassablement à six heures du matin, donc je partais avant !
Puis les troupes ukrainiennes sont arrivées, et je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti. Les larmes roulaient sur mes joues, c’était incroyable. »
Les Ukrainiens pro-russes avant la guerre et maintenant
« Il n’y en avait pas énormément là où j’habitais. La plupart d’entre eux étaient des gens qui avaient travaillé pour le gouvernement soviétique, à l’époque, et qui avaient l’habitude d’être payés à ne rien faire. Des nostalgiques de l’URSS. On avait beau leur expliquer que la Russie n’est pas l’URSS, et qu’ils sont encore pires que l’URSS et que leur vie ne va pas s’améliorer sous l’occupation russe, ils croient la propagande. Ils pensent qu’ils vont avoir de l’argent gratuitement, comme avant. A l’époque, dans mon village, quelques personnes avaient été poursuivies en justice pour avoir accroché des drapeaux de la Fédération de Russie. Depuis l’occupation, ils ont totalement changé d’avis, parce qu’ils ont vu qui leur tirait dessus, qui les tabassait, qui les torturait. Leur image des Russes est tout à fait différente désormais. »
Koursk
« Ce qu’il se passe à Koursk est excellent. Le commandement militaire a bien préparé l’opération. C’est bien mieux que de passer par Louhansk ou le Donetsk. Déplacer le champ de bataille sur leur propre territoire, avec la possibilité de les prendre à revers, est une bonne idée. Il est impossible de passer par les oblasts de Louhansk ou du Donetsk, car tout est déjà miné : en les contournant, l’armée a pris la bonne décision. Il s’agit de les étouffer par devant et par derrière, comme les Russes essaient de faire sur Pokrovsk. Depuis le début de cette offensive, cependant, par chez moi, la situation n’a pas changé. Il y a seulement moins d’artillerie et de bombardements d’aviation. »
L’aide aux soldats
« Les soldats ukrainiens tiennent toujours leurs positions. Nous leur apportons des médicaments, des vivres, et nous leur avons donné une voiture, une jeep. »
Son histoire personnelle
« Ma famille n’était pas une famille de fermiers. Mon père en était un, je suis la deuxième génération. Les agriculteurs dans notre pays, avaient de grosses fermes, de plus de 2000 hectares chacune. Il y avait 150 fermiers qui avaient 350 hectares chacun, et vivaient bien. Ma famille travaillait sur une ferme collective jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, puis on nous a attribué à chacun une partie de la surface que nous cultivions. Mais comme personne n’était tout à fait honnête, nous ne savions pas exactement à quoi nous avions droit. Le partage s’est fait au hasard : nous avons reçu un numéro, et c’était ce à quoi nous avions droit. Mais évidemment, des échanges se sont fait, ainsi que des combinaisons. Et c’est ainsi que j’ai pris la suite de mon père, tout en travaillant pour la communauté ! »
Joseph Achoury Klejman
Kramatorsk.
Ce mercredi 25 septembre, l’armée russe a encore attaqué Kramatorsk, dans l’oblast de Donetsk.
Cette frappe, effectuée à l’aide de deux bombes aériennes guidées, a visé le centre de la ville et touché trois humanitaires de la Croix-Rouge, tué deux personnes, et blessé 19 autres, dont des femmes et des enfants.
Ce n’est pas la première fois que l’armée russe vise des représentants de la Croix-Rouge. Il y a quelques semaines, ils avaient déjà assassinés trois membres de l’organisation lors d’une frappe sur Viroliubivka, non loin de Konstiantynivka.
Kramatorsk, quant à elle, est régulièrement la cible de frappes russes : située à quinze kilomètres de la ligne de front, entre Tchassiv Yar et Pokrovsk, la ville, important centre militaire est une position clé du Donetsk. Il y a quelque semaines, le lendemain de la fête de l’Indépendance de l’Ukraibe, l’armée russe avait frappé un hôtel abritant des journalistes, faisant un mort et plusieurs blessés. C’est aussi à Kramatorsk qu’a été assassinée Viktoria Amelina, poétesse et journaliste ukrainienne.
Alors qu’après trente mois à résister aux envahisseurs, Vuhledar vient de tomber, cela renforce la position de Kramatorsk comme nœud du Donbas.
De nombreux civils y vivent toujours, et telle est la mission de Korava : venir en aide à ces populations, qui en plus du cours naturel de la vie souffrent des malheurs de la guerre.
Mais si le Donbas souffre, c’est aussi le cas du reste du pays : ce 27 septembre, une frappe sur Kryvyi Rih a causé un mort et six blessés. Cette fois-ci, c’est un immeuble résidentiel qui était visé.
Le 8 juillet dernier, 53 personnes ont été blessées et dix tuées dans une frappe sur la même ville, la deuxième plus grande de l’oblast de Dnipropetrovsk.
Joseph Achoury Klejman